Qui peut régler le chaos ? L’État de droit en temps de guerre

Du 21 au 23 mars, un contingent d’étudiants de la Sorbonne Nouvelle assistait à une conférence convoquée par le Comité International de la Croix Rouge (CICR) au Collège d’Europe à Bruges. Qu’est-ce qu’ils y ont découvert ?

La session commence pour nous tous avec une question simple: qu’est-ce que le droit international humanitaire? C’est un mot plein de significations : les droits de l’homme, l’humanisme, l’humanité. Mais la réponse à cette question entraîne une autre réflexion peut-être plus profonde : qu’est-ce que le droit ? Car le droit international humanitaire, comme nous l’a souligné le Professeur Toni Pfanner (Université de Lausanne et de Miami), est tout simplement un permis de tuer.

Bien sûr, il existe des conditions dans l’exercice de ce droit meurtrier. Il s’agit de ce qu’on appelle le jus in bello: règles des méthodes d’engagement permises sur le terrain. Mais ces règles n’empêchent jamais qu’une guerre fasse couler le sang. Soit un militaire qui flâne dans un centre commercial le samedi, soit un enfant assujetti par les forces militaires à défendre un complexe militaire, ou bien des civils habitant autour d’un emplacement de missiles à Gaza, le calcul de qui et quand on peut tuer se fait autour de la question « que vaut la vie d’un homme ? ». Et pourtant, toute personne qui inhibe notre effort de lutte est une cible latente. Les limites du droit international sont accentuées par le fait qu’il n’existe que quatre crimes reconnus à l’international: le crime d’agression,  les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, et le génocide. Souvent, on entend que tel ou tel dictateur a commis un crime contre l’humanité, mais le conférencier a invité les participants  à réfléchir encore avant d’accepter que c’est le cas – une telle accusation implique une atrocité énorme dans la réalité.

Quand est-ce qu’une guerre n’est pas une guerre ?

Avant que l’on ne commence à appliquer le droit international humanitaire, il faut toutefois savoir si on est dans une situation de guerre. À la conférence, le Professeur Pfanner nous a expliqué cette optique avec l’exemple de Daech en Syrie. Dans ce cas, on a au moins quatre acteurs : le gouvernement ; ses alliés ; les rebelles de chaque côté politique et leurs supporters. Sur un même champ de bataille, on peut trouver des conflits armés internationaux (CAI) et non-internationaux (CANI), qui auront des effets différents à l’échelle du droit international.

Capture d’écran 2016-04-17 à 22.42.56

Les rebelles syriens, qui sont toujours sous la juridiction du gouvernement d’el-Assad, ne peuvent agir que dans la poursuite d’une guerre civile. Chaque action belligérante qu’ils entreprennent n’est pas donc pas soumise au droit de guerre mais est une violation du droit interne. On peut certes croire à juste titre que le cas de Daech est différencié, mais pour l’illustration il occupe quand même une position importante de rebelles. Les armées russes et du Hezbollah sont considérées comme invitées par le gouvernement, leur présence est donc imputable à la responsabilité du gouvernement. Toute action contre eux en Syrie doit être considérée comme si orientée contre el-Assad. Par contre les États et d’autres acteurs qui soutiennent soit les rebelles, soit Daech n’ont pas le consentement du gouvernement. Alors leurs interventions directes (telles qu’un bombardement par drone) sont des actes de guerre, qui peuvent potentiellement déclencher un conflit international et doivent donc respecter les traités du droit humanitaire. Dans le cas d’une guerre civile, les normes de conduite sont plus rudimentaires, car elles ne sont pas réglées par toutes les conventions internationales mais principalement par des principes coutumiers. Ces considérations ont évidemment un effet important, en particulier vu la position d’el-Assad qui est censé mener une guerre internationale, une guerre civile et une autre contre une entité quasi-étatique. Ces précisions donnent raison à réfléchir sur la position de toutes les parties alliées et complices dans la guerre au Proche-Orient.

Une formation militaire

Après avoir établi que l’on est en guerre on est en guerre et que le droit humanitaire de jus in bello s’impose dans son intégralité, comment faire pour en assurer l’application ? En temps de paix, l’Union européenne et d’autres institutions internationales utilisent la notion de proportionnalité dans l’adoption et l’interprétation des instruments juridiques. Les mesures adoptées doivent être appropriées et ne pas aller plus loin que nécessaire pour atteindre un but justifié dans une société démocratique. Mais la proportionnalité en temps de guerre ne ressemble pas aux calculs politiques dont on se prétend les experts.

Quant à un soldat qui vise une femme avec son fusil, la question de ses allégeances à elle ne figure pas dans un rapport de 300 pages. Le combattant est donc chargé de prendre une décision de vie ou de mort dans une situation de crainte inimaginable pour ceux qui ne l’ont pas vécu. C’est pour guider et influencer ces types de décision que la Croix Rouge s’implique dans un programme mondial de formation des armées. Dans leurs opérations, ils ne font pas de distinction entre l’Ouest ou l’Est, gouvernement ou rebelle, chrétien ou bouddhiste. Leur mission est d’assurer que les conventions internationales, durement acquises et souvent avec l’intervention de leurs experts, soient respectées. Ils témoignent ainsi que, dans son exercice, la guerre n’a ni de gagnant, ni de détenteur de raison, sauf celui qui respecte les règles.

Bien que l’image publique portée par la Croix Rouge de son rôle est principalement de fournir des soins, Stéphane Kolanowski (Conseiller juridique principal, CICR) explique que celle-ci s’intéresse plutôt à la prévention des crimes de guerre. Il n’est certainement pas facile d’entrer en contact avec des assaillants rebelles, mais la Croix Rouge bénéficie d’une réputation de neutralité dont elle peut tirer parti pour ouvrir les portes des partis hostiles. Une fois le récepteur décroché, la Croix Rouge est compétente pour administrer des inspections de prisons, des échanges d’otages et toute sorte de logistique guerrière.   

Droits de l’Homme ou droit humanitaire ?

Sachant que la Croix Rouge a pour but la garantie d’un traitement humain en temps de guerre, le régime des droits de l’homme est naturellement à considérer. Néanmoins, le territoire des deux régimes du droit est disputé, et nous ne sommes pas encore certains dans quelles situations les droits de l’homme peuvent exiger d’un combattant plus que ce que le droit humanitaire ne lui demande. D’ailleurs, on peut constater que les pays belliqueux tels que les États-Unis, l’Inde et la Chine avouent que la plupart du temps les droits de l’homme n’ont rien à faire dans une guerre.

Le Président Bush Jr. a (ab)usé de cette incertitude à son avantage quant à l’internement des suspects de terreur à Guantanamo Bay. En déclarant une « guerre contre le terrorisme » et en octroyant le statut de prisonnier de guerre aux incarcérés, il a évité que les droits de l’homme ne s’appliquent à leur détention, suspendant leur droit d’Habeas Corpus. Alors on perçoit que de plus en plus, les juges internationaux et les cours constitutionnelles trouvent pour les droits de l’homme une application plus étendue en pratique de guerre. En termes simples (bien que cachant un gros débat),  les droits de l’homme sont applicables dans une situation où il est  raisonnable de les appliquer. Par exemple, lorsque l’on peut arrêter un opposant sans risque déraisonnable, il faut le garder en détention et ne pas le décapiter.

Comme l’écrit Marco Sassòli dans son livre Un droit dans la guerre ? : « Depuis trop longtemps, ces deux branches du droit s’appliquent dans des sphères distinctes, bien qu’elles aient toutes deux pour point de départ le souci du respect de la dignité humaine ». Il est souhaitable que ces développements continuent et gagnent le soutien des pays présentement réticents.

L’optique européenne

Pour ce qui est de l’Union européenne, son implication dans la question du droit humanitaire ne vient qu’avec circonspection avant la période actuelle. Pendant longtemps elle s’est occupée des efforts diplomatiques dans le domaine du droit international ; elle visait en particulier la promotion du respect du droit international humanitaire par les pays tiers. Par exemple, elle a pu extraire des Etats membres l’agrément de nombreuses sanctions contre un pays en violation du droit international, dont 40 sont maintenant en vigueur. Elle a aussi élaboré des accords entre ses membres dans le domaine de l’exportation des armes, domaine dans lequel l’Union européenne est la troisième puissance au monde.

Selon Paul Berman (Directeur responsable des questions institutionnelles et budgétaires au service juridique du Conseil de l’Union européenne), la position de l’UE auprès du droit humanitaire est compliquée par l’existence aujourd’hui de deux systèmes cohabitant, l’intergouvernemental et l’institutionnel. Les États membres sont à la fois signataires des conventions de l’ONU et du traité de l’Union européenne.  Pourtant, les décisions majeures sur l’intervention en guerre ou pour maintenir la paix demeurent avec les exécutifs nationaux, car le Conseil Européen reste l’adjudant primaire dans la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC).

Après le lancement en 1999 de la PSDC (prévue depuis le traité de Maastricht en 1992), l’Union européenne a développé des « opérations de paix », notamment en Afrique et dans les pays balkaniques. Sa première intervention était en Bosnie en 2003. Elle agit aussi sur des questions de géopolitique et d’immigration dans la Méditerranée avec sa mission active EUNAVFOR, qui vise l’arrêt des trafiquants de drogues et d’êtres humains.

On voit que l’Union européenne est ainsi en train de se créer une identité dans le domaine du droit international humanitaire. En même temps, elle essaie de plus en plus d’encadrer ses actions institutionnelles par les droits de l’homme, suite à l’adoption de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en 2000 et sa promulgation en tant que droit contraignant dans le traité de Lisbonne de 2007. Elle est donc confrontée à un double enjeu : l’intervention élevée dans le cadre du maintien de la paix et l’observation des droits de l’homme dans toutes ses opérations. On en revient à la question du type de quel droit qui prime dans une situation de guerre, question qui devrait recevoir une réponse de la Cour de justice de l’Union européenne d’ici peu de temps.

Et qu’est-ce que tout ça veut dire ?

Le droit international humanitaire est donc devenu plus qu’un code qui décrit les conditions dans lesquelles on peut tuer ou non. Il implique aujourd’hui le respect de certains droits fondamentaux, et protège les nécessités de vie basiques de tout citoyen ou combattant. Il dirige aussi les efforts des institutions telles que la Croix Rouge pour sécuriser d’anciennes zones de guerre et diminuer le risque d’autres atrocités à l’avenir. Son évolution récente est intimement liée aux enjeux d’une « guerre sans frontières », une réalité ardue qui nous a été rappelée le matin du mardi 22 mars lors des attentats à Bruxelles.

Alors on se demande encore – qu’est-ce que le droit ?

Passerons-nous le pont aux ânes …?

Kevin Brown

Articles recommandés