Requiem de la terreur

La première fois que j’ai mis les pieds en Belgique, je participais à une colonie pour adolescents. Curieuse d’en apprendre plus sur ce bout d’Europe qui ne me parlait pas forcément à l’époque, j’ai demandé à internet de m’éclairer sur ce que j’allais y trouver. Ce que j’ai retenu de Wikipédia, c’est que dans le pays de Tintin on mange beaucoup de frites, de gaufres et de chocolat ; je n’avais pas encore l’âge pour la bière, mais globalement j’ai pu confirmer que ce catalogue culinaire était véridique. Ce sur quoi le net ne m’a pas prévenue, c’est que j’allais y passer un été exceptionnel.

Mon souvenir du « plat pays » se résume depuis dans l’image d’une petite boîte qui s’efforce de contenir à la fois un exubérant cosmopolitisme babélien, une élégance architecturale typiquement européenne, et le charme discret des villes à taille humaine privées du chaos de Londres ou Paris, mais riches de surprises et de canaux qui semblent vous dire « panta rhei ». Elles seules ont la faculté magique de devenir théâtre pour les aventures les plus inoubliables. En somme, une espèce de boîte de Pandore à l’envers, qui en s’ouvrant libère et transmet cette étrange et pourtant incroyablement douce sensation d’être citoyens du monde. Donc, sorry not sorry si dans le « welcome pack » du séjour, les services secrets les plus performants du continent ne sont pas inclus : personnellement, je vivais moins bien le fait que mon seul choix de légumes se réduisait aux concombres en plastique ou aux tomates pâles à l’intérieur de mon hamburger quotidien.

Cinquante étudiants de l’IEE se sont rendus à Bruxelles en janvier, à la découverte de la capitale de l’Europe et de l’ambiance qui l’accompagne. Nous étions une petite dizaine à franchir à nouveau la frontière la semaine passée afin de nous rendre au séminaire sur le droit international humanitaire organisé par le CICR (Comité International de la Croix Rouge) au Collège d’Europe, à Bruges. Nous étions donc, encore une fois, des jeunes internationaux près du point où la terreur a frappé : assez distants de chez nous pour percevoir l’incertitude de l’ailleurs, assez proches entre nous grâce à l’expérience du voyage pour combattre les démons liés à la recherche de l’individualité et à l’égoïsme, que les attentats terroristes font resurgir chez l’humain. Je me réfère à la même peur irrationnelle (et, pourtant, que l’on tend à justifier) qui a poussé cette Parisienne terrifiée à remonter vite la vitre de sa voiture et à filer le soir du 13 novembre dernier, quand vous lui avez demandé de vous conduire chez vous. Ce refus sec de vous laisser appeler un taxi depuis la réception d’un hôtel, de la part du staff autrefois voué à la politesse. Ce métro presque vide que j’ai pris pour me rendre à une fac encore plus dépeuplée le lundi suivant les faits, rendu plus oppressant seulement par les regards suspicieux du peu de monde présent envers leurs semblables.   

Puisque cette fois-ci j’avais l’âge requis, nous avons exorcisé les événements de Bruxelles autour d’une (lire : plusieurs) pinte de brune belge, dansé le sirtaki (mais surtout le twist) à une soirée hellénique, partagé notre auberge avec des latinos bruyants (et, en l’occurrence, ouvert notre porte à un ami suisse), et bien entendu nous en avons appris beaucoup sur le droit international humanitaire entre deux barquettes de frites. Mais plus que par les excellentes explications du professeur Toni Pfanner et de ses collègues, l’enrichissement est passé par les liens que nous avons pu créer ou renforcer sur place : une réponse exacte en cours n’acquérait donc pas plus de sens que l’une des nombreuses remarques positives, au niveau humain, qui nous ont été adressées (« votre groupe est vraiment sympa », ou bien « vous avez l’air très soudés »), ou le choix de se joindre à nous de la part de personnes extérieures à l’IEE. Nous nous suivions les uns les autres dans les ruelles de Bruges avec la même soif de connaissance d’autrui qui anime le protagoniste de On the road. Et à travers un processus, l’autre s’alimentait également : l’apprentissage académique était ainsi favorisé non par les prestigieux locaux du Collège, avec les prises électriques à chaque table ou les thés et les cafés gratuits (même si ça aide), mais par la volonté que chacun avait de poser des questions, faire des remarques pertinentes, en somme : participer.

Précisément, dans le fait de jouer le jeu réside la clé pour l’obtention de la liberté : nous l’oublions trop souvent lors de notre routine, en risquant de passer à côté non seulement d’une potentielle nouvelle et sincère amitié, mais aussi et surtout d’une possibilité pour sortir de la chaleur qui entoure notre zone de confort pour apprendre quelque chose de plus sur nous-mêmes, à travers le regard des autres. Il ne s’agit pas simplement d’une résistance à coups de cocktails, d’alimenter l’insouciance face aux horreurs de notre époque en se disant « à bas les pensées, hauts les verres » : en quelque sorte, nous combattions la désagrégation sociale en nous redécouvrant humains. Oser sortir, en terrasse ou de son propre pays, est une arme beaucoup plus efficace que la présence de militaires dans les rues ; la multiplication de différents points de vue nous protégera mieux que celle des contrôles à l’entrée des bâtiments, tout comme l’acceptation (que dis-je, la quête volontaire !) de la diversité le fera de manière bien plus adéquate que la banalisation des soldats, et de tout ce qu’ils symbolisent. Dans ce sens, les critiques envers l’efficacité des services de sécurité d’une nation ou d’une autre ne servent qu’à effilocher un peu plus le tissu de la cohésion européenne, déjà soumis à rude épreuve par les événements de la terreur.

Chris Cocking, psychologue expert en comportement des masses, après avoir étudié les réactions des personnes ayant vécu les attentats de Londres en 2005, déclare que les possibilités de survie à un attaque terroriste augmentent avec l’entraide et la collaboration face au danger. La dernière promotion du Collège d’Europe porte le nom de deux hommes, Falcone et Borsellino, morts – eux aussi – dans des attentats perpétrés non seulement contre leurs vies, mais contre ce qu’ils représentaient : la lutte contre la criminalité organisée. Après leur assassinat, la société civile en Italie s”est soulévée en brisant la « loi du silence » qui protégeait la mafia et divisait les citoyens face à la menace. À partir de ce moment, même si la politique de violence des mafieux continue, elle s’est considérablement affaiblie et l’organisation a été obligée de changer de forme. Si vraiment nous sommes aujourd’hui en guerre contre un ennemi qui « n’a pas de frontières » (comme certains médias l’ont constaté), n’en érigeons pas nous-mêmes. Que l’éducation, (pas celle élitiste et prétentieuse qui suppose que notre compétence soit directement proportionnelle à nos frais d’inscriptions, mais celle qui nous invite à la communion des savoirs) puisse être la mesure humanitaire à mettre en place afin de soigner notre propre société.

Toni Pfanner est Docteur en sciences économiques (Université de St. Gallen) et possède un Master en Droit (Université de Berne) et un Master en Business Administration (Université de St. Gallen). Depuis 2002, il est professeur associé de droit international (St. Thomas University School of Law, Miami) et enseigne le droit international humanitaire dans des nombreuses universités (Genève, Lausanne, Venice). Il est auteur et éditeur de nombreux livres et articles sur le droit des conflits armés et l’action des politiques humanitaires. Il a été rédacteur en chef de la Revue internationale de la Croix-Rouge et chef de la division juridique au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et a a dirigé plusieurs délégations importantes du CICR (Iraq, Tchad, Afrique du Sud, Indonésie) et était représentant spécial et directeur ad interim du Service de Recherches à Bad Arolsen (Allemagne) pour les victimes de la persécution du Nazisme (cit. : http://whoswho.coleurope.eu/w/Toni.Pfanner )

« Mais alors ils s’en allaient, dansant dans les rues comme des clochedingues, et je traînais derrière eux comme je l’ai fait toute ma vie derrière les gens qui m’intéressent, parce que les seules personnes qui existent pour moi sont les fous, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller ni sortir un lieu commun mais qui brûlent, qui brûlent, pareils aux fabuleux feux jaunes des chandelles romaines explosant comme des poêles à frire à travers les étoiles et, au milieu, on voit éclater le bleu du pétard central et chacun fait: “Aaaah!” » ; « Les fous, les marginaux, les rebelles, les anticonformistes, les dissidents…tous ceux qui voient les choses différemment, qui ne respectent pas les règles. Vous pouvez les admirez ou les désapprouvez, les glorifiez ou les dénigrer. Mais vous ne pouvez pas les ignorer. Car ils changent les choses. Ils inventent, ils imaginent, ils explorent. Ils créent, ils inspirent. Ils font avancer l’humanité. Là où certains ne voient que folie, nous voyons du génie. Car seuls ceux qui sont assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde y parviennent ».

Beatrice Chioccioli

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