L’initiative citoyenne européenne à l’épreuve du réel : un bilan en demi-teinte

Olivier Peiffert

Le droit de présenter une initiative citoyenne européenne (ICE) fait partie des principaux apports du traité de Lisbonne de 2007 visant à renforcer le caractère démocratique de l’Union européenne. Il est désormais inscrit au traité sur l’Union européenne – paragraphe 4 de l’article 11 du TUE – et les procédures et conditions requises pour proposer une ICE ont été précisées par un règlement adopté le 16 février 2011 par le Parlement européen et le Conseil de l’Union.

Dès l’origine, si l’on pouvait se féliciter de l’instauration de cet instrument permettant aux citoyens de contribuer directement à l’élaboration de la législation européenne, il était aussi permis de s’interroger sur son efficacité.

Tout d’abord, l’ICE doit être initiée par un comité de citoyens issus d’au moins sept États membres de l’Union. Elle doit être déposée auprès de la Commission et enregistrée après un premier examen de sa recevabilité. Puis elle doit recueillir un million de signatures de citoyens de sept États membres différents dans un délai de douze mois, qui doivent être vérifiées et certifiées par les autorités nationales. Si ces conditions sont justifiables, puisqu’il s’agit de témoigner de la légitimité d’une initiative dans un espace politique réunissant 28 États (encore à ce jour) et environ 500 millions de citoyens, elles paraissent difficiles à remplir en pratique.

Ensuite, quand bien même ces conditions seraient remplies, l’ICE a pour seul objet d’inviter la Commission à formuler une proposition d’acte juridique, qui pourra être examinée par les organes décisionnels compétents (Parlement européen, Conseil de l’Union ou comités de représentants des États membres, selon la procédure pertinente). Ainsi que le précise le règlement de 2011, la Commission dispose de trois mois pour présenter « ses conclusions juridiques et politiques sur l’initiative, l’action qu’elle compte entreprendre, le cas échéant, ainsi que les raisons qu’elle a d’entreprendre ou de ne pas entreprendre cette action ». Elle conserve donc le pouvoir d’apprécier l’opportunité même de l’initiative.

Alors que sept années se sont écoulées depuis la création de l’ICE, le temps d’un premier bilan est venu. Certains éléments laissent croire qu’il est en demi-teinte. D’un côté, il apparaît que les citoyens se sont effectivement saisis de cet instrument et que des ICE ont réuni le nombre suffisant de signatures. D’un autre côté, quelques données montrent que les initiatives peuvent se heurter à des obstacles divers, et qu’elles ont rarement abouti à des propositions de réforme concrètes.

L’obstacle du million de signatures

À ce jour, quatre ICE ont réussi, au sens où elles ont recueilli un nombre suffisant de soutiens. Un rapide aperçu démontre que la démocratie participative peut être au service des causes les plus diverses, plus ou moins appréciables selon les perceptions subjectives de chacun.

La première ICE signée par un million de citoyens, « Right2Water », propose de consacrer le droit à l’eau et à l’assainissement pour tous les habitants des États membres et d’intensifier les efforts de l’Union en faveur de l’accès universel à l’eau. La deuxième, « Un de nous », vise à exclure des programmes d’aides à la recherche et développement de l’Union les activités scientifiques « qui détruisent des embryons humains », et d’interdire que l’aide au développement de l’Union finance l’avortement ou des « organisations qui l’encouragent ou la promeuvent » dans des pays tiers. La troisième ICE, « Stop vivisection », soutient l’abandon progressif de l’expérimentation animale à des fins scientifiques. Quant à l’ICE « Interdire le glyphosate et protéger la population et l’environnement contre les pesticides toxiques », elle défend l’interdiction des herbicides composés de glyphosate, mais aussi la réforme de la procédure d’évaluation scientifique de la dangerosité des pesticides.

Au-delà de leur objet, le nombre de quatre ICE réussies est en lui-même modeste. Il doit être également rapporté à l’ensemble des ICE enregistrées. En mars 2018, le registre officiel tenu par la Commission fait état de 24 initiatives clôturées sans avoir recueilli suffisamment de signatures dans le délai de 12 mois. 14 initiatives ont également été retirées avant leur terme, parfois en raison d’un constat d’insuccès. 7 initiatives sont en cours et ouvertes à la signature.

Le nombre d’initiatives réussies est donc faible lorsqu’il est rapporté aux initiatives enregistrées : on obtient un taux de réussite de 10% environ, si l’on exclut les ICE en cours. Cela confirme les craintes que l’on pouvait nourrir a priori. Les difficultés à atteindre le million de signature dans sept États apparaissent réelles, et peut-être même dissuasives.

Une interprétation rigoureuse des conditions d’enregistrement

Il faut également remarquer que, avant même d’atteindre le stade de la signature, une ICE doit franchir l’étape de l’enregistrement par la Commission. Or, loin d’être une simple formalité, l’enregistrement s’est parfois transformé en véritable obstacle : seize demandes ont été refusées à ce jour sur un total de 58 initiatives soumises à la Commission, soit un taux de refus d’environ 30%.

Cela peut s’expliquer en partie par des raisons techniques. L’ICE a pour but d’aboutir à une proposition d’acte juridique. Toutefois, l’Union européenne ne peut pas adopter des textes de droit dans tous les domaines, mais uniquement dans ceux énumérés dans les traités constitutifs ou la législation existante (agriculture, environnement, etc.). Elle doit systématiquement s’appuyer sur une « base juridique » qui l’habilite à agir dans le domaine considéré. Le règlement relatif à l’ICE précise en ce sens qu’une initiative ne peut être enregistrée que si elle entre bien dans le champ des attributions de l’Union.

Visiblement, cette limite n’a pas été intégrée par certains comités de citoyens. À titre d’exemple, l’ICE « Stop Brexit » a été rejetée par la Commission au motif que les traités prévoient que le retrait de l’Union européenne est une décision qui appartient à tout État membre, et qu’aucune base juridique n’habilite les institutions de l’Union européenne à s’y opposer. Le critère de l’incompétence a aussi été un argument commode pour rejeter des ICE loufoques ou provocatrices, comme celle proposant que le Parlement européen s’« auto abolisse » car la gouvernance européenne serait comparable à un « monstre antidémocratique » composé de « bureaucrates fixant leurs objectifs sans consulter les citoyens ».

Il est toutefois particulièrement problématique de constater que la Commission ne favorise pas la résolution de cette difficulté technique, bien au contraire. Alors que les citoyens à l’origine d’une ICE ont la possibilité de contester un refus d’enregistrement devant le Tribunal de l’Union européenne, plusieurs arrêts rendus en 2017 font apparaître des aspects discutables de la pratique de la Commission.

À titre d’exemple, la décision refusant d’enregistrer une ICE en faveur de la protection des personnes appartenant à des minorités nationales et linguistiques a été annulée, au motif que la Commission n’avait pas pris le peine de répondre aux éléments très précis avancés par le comité de citoyens pour identifier des bases juridiques pertinentes. Le Tribunal a également censuré le rejet de l’initiative « Stop TTIP » en estimant, contrairement à la Commission, qu’une ICE pouvait parfaitement proposer de mettre fin à des négociations internationales entre l’Union européenne et un pays tiers au sujet d’un accord de libre échange.

Si le juge veille au respect du règlement, l’interprétation parfois très rigoureuse des conditions d’enregistrement des ICE retenue par la Commission ne favorise pas la démocratie participative, contre toute attente.

Des difficultés à infléchir les arbitrages politiques

Enfin, un dernier constat s’impose : quand bien même une ICE serait dument enregistrée et recueillerait les soutiens nécessaires, elle ne suffit pas nécessairement à infléchir les arbitrages politiques déjà effectués par les institutions de l’Union et les États membres.

À l’initiative « Un de nous », certes particulièrement glissante, la Commission a répondu que la dignité humaine et le droit à la vie étaient déjà garantis par la législation existante, dans des conditions approuvées par le Parlement européen et le Conseil à l’issue d’une procédure démocratique. Quant à l’ICE « Stop vivisection », elle n’a pas donné lieu non plus à des propositions de réforme. La seule mesure de suivi a consisté en l’organisation d’une conférence scientifique sur les méthodes alternatives à l’expérimentation animale.

L’initiative « Interdire le glyphosate » est intervenue au moment où était examinée la demande de renouvellement de l’autorisation de cette substance sur le marché européen. Elle n’a pas remis en cause l’arbitrage en faveur d’une autorisation des herbicides à base de glyphosate pour cinq années supplémentaires, qui a été obtenu dans des conditions très difficiles. En réponse à l’ICE, la Commission a évoqué les rapports des agences européennes tendant à exclure le caractère cancérigène de la substance, qui justifiaient la reconduction de l’autorisation. La seule mesure annoncée concerne le second objectif de cette ICE. La Commission s’est engagée à présenter une proposition afin d’améliorer la transparence et l’indépendance des évaluations scientifiques des agences européennes. Elle a toutefois précisé qu’elle n’entendait pas remettre en cause le fait que l’évaluation soit réalisée à partir d’études fournies par l’entreprise demandant l’autorisation d’une substance, au motif qu’il n’appartient pas à l’Union de financer les études effectuées dans l’intérêt des industriels.

À première vue, l’initiative « Right2Water » a été plus fructueuse, puisque la Commission a annoncé une série importante de mesures de suivi, notamment une proposition de révision de la directive sur l’eau potable. Néanmoins, l’ICE visait des propositions très générales, et un plan d’action de 2012 prévoyait déjà de renforcer les règles sur la qualité de l’eau et l’accès à l’eau. Il est donc difficile de savoir si des réformes envisagées de longue date ne sont pas ici présentées opportunément comme des mesures de suivi de l’ICE.

Finalement, le recours à l’ICE semble, à tout le moins, apte à favoriser certaines évolutions du droit européen, en confortant leur légitimité, comme dans le cas de la législation sur l’eau. Il permet aussi qu’un dialogue direct s’engage entre les citoyens et la Commission au sujet de l’opportunité de la politique à mener dans des domaines très variés.

Il n’en reste pas moins qu’une ICE implique une procédure coûteuse et techniquement complexe, et que la Commission estime visiblement qu’elle ne suffit pas à renverser les grandes décisions arrêtées par les organes compétents de l’Union. Il était peut-être naïf de croire le contraire.

 

Olivier Peiffert

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