Paul Collowald : “Les médias peuvent lutter contre l’euroscepticisme”

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Paul Collowald est un pionnier de la construction européenne. Né en 1923, il devient journaliste au Nouvel Alsacien dès la fin de la guerre, puis correspondant du Monde en charge des questions européennes. Après une rencontre avec Robert Schuman, Paul Collowald s’engage dans la construction européenne. Il sera directeur général de l’information à la Commission européenne et au Parlement européen ainsi que directeur de cabinet du président du Parlement européen, Pierre Pflimlin. Brexit, euroscepticisme, médias… il répond aux questions d’Eurosorbonne.

Paul Collowald sera l’un des invités de la conférence “Euroscepticisme et méconnaissance de l’Union européenne”, organisée en partenariat avec Eurosorbonne. 

Pourquoi le journalisme ? Pourquoi l’Europe ?

Hé bien après la guerre, tous les gens de ma génération avaient perdu quelques années. Moi, avant la guerre, je voulais faire Saint Cyr, parce que j’avais une certaine vision de l’armée, la vision de l’officier social de Lyautey. Mais en 45, je ne pouvais plus, parce que les années ne correspondaient pas : j’étais trop âgé. Comme ce qui m’intéressait c’était l’Humain, j’ai décidé de faire de la philosophie et de la psychologie, j’ai commencé mes études à l’université de Strasbourg. J’ai eu la chance d’avoir Paul Ricoeur, le grand philosophe, comme prof. Tout ça m’a passionné, j’ai failli devenir prof de philo. Sauf qu’après-guerre, beaucoup de familles avaient eu leurs maisons détruites. La mienne aussi, et je ne voulais plus être à la charge de mes parents. Alors j’ai trouvé un petit boulot : faire des comptes rendus pour un journal. Je suis devenu pigiste, on m’a donné une petite rubrique, “la voix des jeunes”, et de fil en aiguille, le quotidien le Nouvel Alsacien m’a engagé. Alors adieu la philo, bonjour le journalisme. Ma conception était que, dans une société, dans une démocratie, on vit avec des citoyens. Et la démocratie ne peut pas marcher si l’on n’explique pas les choses à ces citoyens. Expliquer les choses me passionnait. J’étais curieux, et c’est à ce moment-là que les institutions européennes ont commencé à être créées à Strasbourg. D’abord, en 1949, le Conseil de l’Europe. Puis Schuman a créé la CECA, et à chaque fois j’étais accrédité pour couvrir ces évènements, et surtout on m’a chargé un jour de faire son interview. C’était une rencontre extraordinaire, déterminante. Je suis tombé dans la marmite européenne.

Cela signifie que quand vous avez commencé le journalisme, vous n’aviez pas encore une vocation européiste ?

C’est-à-dire qu’il n’y avait pas encore d’objet européen. Sauf pour les gens qui vivent à la frontière : la paix, ça nous intéresse. Depuis 1870, avec Bismarck et le conflit prussien, la vie était difficile à la frontière. Les maisons étaient systématiquement détruites. Mes ascendants sont mosellans, donc ils ont été dans les batailles, leurs maisons ont été détruites. La guerre nous a surpris à Sarregemine, on a été évacués le 2 septembre 1939. On était à deux kilomètres de la frontière. Les gens qui vivaient au bord du Rhin ont été évacuées. Donc lorsqu’il y a eu des initiatives européennes, avec l’enthousiasme de la jeunesse, on comprend que se met en marche quelque chose d’extraordinaire.

Vous compreniez déjà ce que ça allait donner ?

Avec la rencontre avec Schuman, avec son interview, je me suis dit : “Alors ça, ça n’a rien à voir avec ce qui a été fait à Versailles ! Ça change tout.” L’histoire m’intéressait, et la proposition de la CECA, c’était un virage à 180° dans la politique étrangère française. Vous mettez autour d’une table les vainqueurs et les vaincus. Où vous avez vu ça dans l’histoire ? Pour faire une communauté. Ah bon ? Non mais ils sont fous ! C’est l’aventure ! C’est quasi révolutionnaire. Donc vous imaginez que la jeunesse, et surtout la jeunesse des frontières, peut s’enthousiasmer pour ça. L’élément déclencheur, pour moi, ça a été la rencontre avec Schuman. À ce moment-là, j’ai compris que se mettait en marche quelque chose d’incroyable.

Avez-vous vu une évolution des mentalités entre les années 50 et aujourd’hui ?

Oui. Aujourd’hui, je me rends compte que nous sommes dans un environnement très différent, en 2016. Nous sommes devant des défis très différents. Réconcilier les ennemis héréditaires, c’était le combat de MA génération. Mais ce que des hommes courageux ont fait, ont osé faire, qui aujourd’hui le ferait ? Où est la solidarité ? Où est la confiance ? Vous ne construisez pas quelque chose, surtout pas quelque chose de politique, sans la solidarité et la confiance. Or les hommes qui ont fait l’Europe se sont appuyés sur la solidarité et la confiance. Le 9 mai, on célèbre la déclaration Schuman, mais c’est parce que le 10 mai à Londres, il y avait un rendez-vous avec les États-Unis pour parler de l’après-guerre. Dean Acheson, le ministre des Affaires étrangères américain, avait confié à Schuman la mission de trouver une façon de se réconcilier avec l’Allemagne. Il lui faisait confiance. Évidemment, aujourd’hui, un premier ministre, un ministre, et même un directeur de cabinet, au petit déjeuner, il a les derniers sondages. Vous croyez que c’est très bon ça ? Je veux dire : si le 9 mai, ou la semaine avant, Schuman avait fait un sondage, je peux vous fiche mon billet qu’on n’aurait jamais fait l’Europe. Or on est pas en train de nier la démocratie. Il faut faire attention aux anachronismes. Aujourd’hui je suis le premier à défendre une opinion publique plus participative. À l’époque que j’évoque, Schuman sentait qu’il était en phase avec l’opinion publique, et que le tout c’était d’avoir le courage d’oser. La dernière question qu’on lui a posée le 9 mai au quai d’Orsay, c’était : “Mais Monsieur le Ministre, ce n’est pas un saut dans l’inconnu ?” Bah oui ! Oui, bien sûr et alors ? Il le faut !

Vous pensez qu’aujourd’hui, les politiciens ne prennent plus de risques ?

Aujourd’hui, on réunit des dizaines de fois le Conseil européen sur l’Euro, sur les migrants, sur le Brexit… Ils ne veulent pas se séparer sans un accord, mais ces accords ne veulent rien dire, ils ne prévoient rien de concret. Et quand on étudie tous ces textes, c’est d’une complexité, d’une confusion et d’une ambiguïté voulue…

Quelle est votre opinion à propos du Brexit ?

Attendons le 23 juin. C’est un acte qui va être posé. Actuellement, beaucoup de gens disent qu’ils vont sortir. L’opinion publique est tellement matraquée depuis des années par la presse populaire, le Sun, et tout ça… Cameron a pris des risques pour rester au pouvoir. Parce que ce référendum, c’est un truc pour rester au pouvoir. Puisque les eurosceptiques sont de plus en plus nombreux dans l’UKIP mais aussi au sein des conservateurs, Cameron n’a plus la majorité. Il s’est dit qu’il allait ratisser de ce côté-là. On va voir.

Le départ de l’un des pays membres de l’Union européenne serait une première. Pensez-vous qu’il sera compliqué de traverser cette crise ?

J’ai vécu toutes les crises de l’Europe depuis celle de 54, le refus de la CED, la chaise vide, la crise pétrolière…  Il est certain que cette crise multidimensionnelle – les migrants, le Brexit, l’Euro, la Grèce, le terrorisme – est la plus grande crise qu’ait traversée l’Europe. Et quand le chômage et toutes les difficultés sociales et économiques s’ajoutent à cela, dans la plupart des pays, les partis populistes et d’extrême droite grandissent. En France, le FN n’a pas besoin d’avoir beaucoup d’arguments, il laisse faire. La grogne monte, les déceptions montent, et le FN ramasse ça dans les urnes. Ce n’est pas brillant. Si on reprend les arguments de l’extrême droite point par point, c’est nul, c’est ridicule. Mais pour les extrêmes, ce n’est pas grave si leur argumentaire est vain : la plupart des gens ne vont pas aller chercher plus loin. Le “citoyen lambda” ne va pas examiner les conséquences de dire “je veux revenir au franc”, et s’apercevoir que c’est une immense connerie. Bref, la situation actuelle de votre génération est dramatique. Ça ne va pas être facile.  

Alors qu’est-ce qu’il faut faire ?

Alors là… On a l’impression d’être impuissant devant tout ça. Et moi, je pense qu’il faut s’engager. Militer, parce que si on dit “c’est malheureux tout ça et alors ?”, on ne va pas aller bien loin. Et en même temps, vous ne pouvez pas changer le cours de l’histoire à vous toute seule. Il faut croire en la démocratie ; on a des députés, des gens qui nous représentent ! À travers les urnes, on peut infléchir une politique. Il faut commencer par s’engager au niveau du vote, et il faut expliquer autour de soi. Je suis le premier à dire que l’Europe, c’est devenu de plus en plus compliqué.

Effectivement, l’opinion publique voit l’Europe comme quelque chose de très technocrate. Comment intéresser les gens à l’Europe ?

Pour commencer, il faudrait pouvoir clarifier des choses… Je vois tourner en boucle, sur les médias, “c’est la faute à Bruxelles”, “c’est la faute à la Commission”. Dans mes débats, dans mes conférences, je réponds : “Vous me laissez dix minutes, je vais vous expliquer qui fait quoi, où sont les décisions.” Les décisions qui font polémique se prennent à Paris, à Berlin… La souveraineté nationale existe encore dans pas mal de domaines. Ensuite, il faut que les décisions prises par l’Europe soient respectées ! Junker a proposé un plan sur les migrants, avec des quotas, mais depuis, tout ce qu’on voit, c’est le chacun pour soi. Et ce n’est pas la faute à Bruxelles ! C’est pas la faute à la Commission ! C’est l’égoïsme des nations, la souveraineté nationale poussée à son paroxysme. Et pourtant le citoyen lambda continuera le dimanche, autour de la table familiale, à dire “ces cons de Bruxelles.” La seule chose à faire, c’est s’engager, expliquer, décrypter… Ce que vous faites avec votre association et votre journal, vous ne pouvez pas pour le moment faire plus ! Connaissez-vous les deux grands ennemis de la démocratie ? L’ignorance et l’indifférence. L’euroscepticisme se nourrit de l’ignorance et de l’indifférence. Les médias peuvent lutter contre l’ignorance et l’indifférence !

Vous pensez que seuls les médias peuvent vaincre l’euroscepticisme ?

Les médias sont des relais, oui, mais ils relaient des conneries. Si les chaînes TV passent en boucle des déclarations du type “c’est la faute à Bruxelles”, c’est n’importe quoi, ça ne peut pas marcher. Mais effectivement, le problème, c’est si les gens ne s’intéressent pas, ne prennent pas la peine de chercher. Cela me rappelle une anecdote sur un homme que j’ai bien connu, Leprince-Ringuet, un grand physicien français qui a été le président de la section française du Mouvement européen. Il avait été invité par Pierre Desgraupes, journaliste et PDG d’Antenne 2, pour une intervention qui n’avait rien à voir avec l’Europe. À la fin de la soirée, Desgraupes raccompagne à l’ascenseur Leprince-Ringuet, qui lui dit à ce moment-là : “Au fond, sur l’Europe, vous ne faites vraiment pas grande chose”. Un ange passe. Et puis Desgraupes lui répond : “Monsieur, l’Europe c’est emmerdant.” (Rires)

Alors si le patron de la télévision vous dit -et il a grandement raison- “l’Europe c’est emmerdant”, s’il en reste là, comment voulez-vous que les citoyens qui regardent la télévision comprennent de quoi il s’agit, s’y intéressent ou s’y engagent. Mais ça, je l’ai vécu au moment du rejet du traité constitutionnel de 2005 ; il y avait eu de gros efforts des médias. J’étais sur le terrain pour sensibiliser la population à la question européenne grâce à des journaux. J’avais quatre ou cinq journaux, quotidiens, qui ont des sensibilités politiques, sociétales, différentes : Libération, le Monde, le Figaro, la Croix. Il y avait aussi le Nouvel Obs, le Point, l’Express. Et puis il y a la fondation Robert Schuman qui a publié beaucoup de choses à l’époque, des petits livrets… Je disais aux gens : “Là, dans ce journal, vous avez sur trois pages un résumé de ce que vous ne voulez pas lire parce que c’est trop compliqué et vous n’avez pas le temps. J’ai chronométré, vous mettez tranquillement quinze minutes. Vous consacrez un quart d’heure pour comprendre de quoi il s’agit dans ce traité. Ou bien si vous souhaitez en savoir plus, vous avez un supplément du Nouvel Obs de 20 pages, ou bien vous avez des ouvrages, ou bien… etc. En semaine, vous travaillez, vous êtes fatigués, vous avez pas envie. Mais le week-end, vous n’allez quand même pas me dire que vous ne trouvez pas un quart d’heure pour vous informer sur un sujet aussi important ?”. Le citoyen a droit à l’information mais a également le DEVOIR de s’informer. Je sais qu’avec ce devoir, je prenais certains de mes auditeurs à rebrousse-poils. Mais c’est la vérité, si le citoyen passe un quart d’heure à s’informer, il pourra comprendre les médias, les politiciens, les institutions européennes. La majorité des gens pensent par exemple que l’Union européenne est très économique. Quand j’essaie de sensibiliser les gens, une fois qu’on a passé le côté simplet “tout est de la faute à Bruxelles”, le reproche qui arrive, c’est “l’Europe c’est mercantile, c’est de l’économie, des traités signés avec les Américains, c’est de la finance et ça ne nous concerne pas.” Et voilà, évidemment, comment voulez-vous enthousiasmer les gens ? Alors j’explique aux gens que quand même, l’Europe à la base, c’est une quasi révolution pour faire la paix. Mais c’est de la politique ! C’est de la morale ! Hé oui mais en 2016, on est bien loin de la question de faire la paix.

Concernant le rôle des médias, dans votre ouvrage (Paul Collowald – J’ai vu naître l’Europe: De Strasbourg à Bruxelles, le parcours d’un pionnier de la construction européenne, La nuée bleue, 2014), vous évoquez une tentative de création d’un journal européen, qui s’appelait l’Européen, pourquoi ça n’a pas marché ? Pourquoi ça ne marche toujours pas ?

L’idée est venue de Jean Buisson qui était à Paris et qui avait une revue, qui s’appelait l’Européen. Pas très connue, assez confidentielle. Sur l’Europe, donc. Il a eu cette idée de dire “on devrait faire un journal en trois langues, français, allemand et anglais”, pour avoir une revue de publication européenne. On modifierait l’Européen, puisqu’il était propriétaire du titre. Théo Braun, qui était un de mes amis et qui était le président du Crédit Mutuel, a trouvé que cette idée était bonne. Le Crédit Mutuel était déjà une sacrée boîte, ils possèdent des journaux, des radios… les Dernières Nouvelles d’Alsace, les Éditions de la Nuée bleue… Théo était un grand syndicaliste d’abord, avant de devenir le président du Crédit Mutuel et savait qu’il fallait intéresser politiquement un certain nombre de milieux favorables. On est allés voir Alain Poher qui était le président du Sénat, on a eu sa bénédiction. On est allés voir aux Dernières Nouvelles d’Alsace les deux responsables : l’un Rémy Pflimlin, petit neveu de Pierre Pflimlin, était le responsable commercial et a ensuite été le directeur de l’Alsace puis de France Télévision, et l’autre, Daniel Riot, était le responsable de l’Europe, avant de travailler avec France 3. On a décidé de voir avec nos amis allemands, le mouvement Europäische Zeitung, à Bonn. Il a pris contact avec les Anglais qui avaient aussi un mouvement européen modeste, mais qui avait une revue. Il y a eu un échange, la Europäische Zeitung reprenait des reportages de l’Européen… Cela esquissait une première collaboration, une espèce de rodage pour aller progressivement. Et puis finalement, il n’y avait pas assez de fonds. Ensuite, on a publié l’Européen avec le Monde. La rédactrice en chef de l’Européen était alors Christine Ockrent. On a essayé de plusieurs façons de publier un journal européen, et finalement ça n’a pas marché, comme un tas de projets, parce qu’il y a des aspects budgétaires, ça ne vend pas assez. Et c’est sûrement pas maintenant qu’on pourrait le relancer, avec des budgets qui font plouf, des mécènes qui ne s’intéressent ni aux médias ni à l’Europe… Pourtant de nombreux médias ont essayé de travailler de façon communautaire : le Monde, la Stampa en Italie, ils ont publié pendant quelques années, à trois ou quatre journaux de pays différents, des suppléments sur l’Europe… Ici à Bruxelles, quand j’ai pris ma retraite, j’ai beaucoup travaillé avec la Libre Belgique. On avait réfléchi avec des rédacteurs en chef. On avait mis en place une page européenne hebdomadaire, et puis finalement, on s’est dit, “il vaut mieux injecter, diffuser de l’Europe sur toutes les pages au lieu de mettre ça sur une page que les gens vont sauter.” Maintenant que l’on bascule dans le numérique, ça peut faire évoluer la donne ! Mais pour l’instant, lancer un journal européen, vous oubliez ! Il n’y aura jamais de crédit, ni d’équipe… ni d’intérêt. Vous pouvez vous en tenir à votre journal d’association, c’est déjà très bien !

Elena BLUM

Elena Blum

Ancienne présidente d'Eurosorbonne, co-fondatrice du journal, journaliste professionnelle, j'aime le bourgogne blanc, les chats et l'idée d'une Europe sociale.

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